On oubliera.
Les voiles de deuil, comme les feuilles mortes, tomberont. L’image du soldat disparu s’effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qui l’aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois.
Roland Dorgelès
Novembre est un mois en demi-teintes ; il peut être ensoleillé, comme il peut être pluvieux et glacial. L’automne n’est plus tout à fait là, et l’hiver aime nous rappeler qu’il n’est pas très loin.
Novembre.
Depuis que je suis toute petite, novembre, c’est pour moi la pluie. La pluie froide du Nord de la France. Novembre, c’est aussi pour moi la Toussaint et la semaine de vacances qui l’accompagne. En novembre, le temps est souvent gris, il ralentit.
Depuis toujours, novembre a une atmosphère particulière : celle de la saison, et celle, plus indicible, de l’Histoire.
J’ai grandi dans une région où les champs accueillent, ici et là, des Blockhaus de béton, vestiges de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, ils sont moins gris, ornés de graffitis, et sont les refuges de squatteurs.
Novembre est, pour moi, le temps des commémorations: celle de la Première Guerre mondiale mais aussi de toutes les autres guerres passées et présentes et de leurs victimes, civiles et militaires.
Lorsque j’étais petite, il y avait à la télévision les retransmissions de cérémonies de mémoire envers les Poilus, les soldats de la Première Guerre mondiale, une des guerres les plus meurtrières, une de celles qu’on pensait être la dernière: la Der des Der. Je me souviens de leurs paroles tremblantes et presque inaudibles. Il n’y a pas que leurs mots qui tremblaient.
***
« Dix heures cinq
Ils sont partis à présent, et je suis enfin seul. J’ai la nuit entière devant moi, et je n’en perdrai pas le moindre instant. Je ne la gaspillerai pas à dormir, je ne la passerai pas à rêver. Il ne le faut pas, car chaque moment en sera beaucoup trop précieux.
Je veux essayer de me souvenir de tout, dans les moindres détails. J’ai presque dix-huit ans d’hiers et de demains, et ce soir je dois me rappeler le plus grand nombre de jours possible. Je veux que cette nuit soit longue, aussi longue que ma vie, et qu’elle ne soit pas remplie de rêves flottants qui me précipitent vers l’aube.
Cette nuit, plus que jamais dans ma vie, je veux me sentir vivant.»
Extrait de Soldat Peaceful, de Michaël Morpurgo
***
Mon grand-père paternel a fait la Seconde Guerre mondiale, on croyait aussi que celle-là serait la dernière. Il a été prisonnier de guerre et a été envoyé sur une ferme allemande pour travailler. Le fermier est devenu son ami et ils ont gardé contact en s’envoyant des mots lors des fêtes de fin d’année. Puis, mon grand-père est décédé et son ami allemand a continué d’écrire à ma grand-mère. Lorsqu’elle est morte, je lui ai écrit pour lui annoncer. J’ai reçu une longue réponse tapée sur une machine à écrire par sa petite fille. Dans mes mains, je tenais un peu de mon grand-père, un peu de ma grand-mère et un peu de cet ami allemand. Dans mes mains, je tenais des morceaux d’hommes, un morceau d’histoire.
Mon grand-père Joseph est revenu vivant de cette guerre. Mais pas complètement. Il avait changé. De ce que je sais, il avait perdu de sa gaieté et n’a plus jamais voulu toucher à sa trompette, lui, le musicien, membre de la fanfare. Ce n’est pas lui qui me l’ a dit, c’est mon père, car je ne me souviens pas d’avoir connu mon grand-père « sain d’esprit ». Il ne parlait plus, ses mots lui avaient été enlevés et sa mémoire aussi. La seule image que j’avais de lui étant petite, c’était celle d’un vieil homme assis, le regard perdu, poussant par moment des cris et qui ne reconnaissait pas sa famille. Ma grand-mère, Joséphine, s’occupait de lui: elle le nourrissait et veillait à ses côtés.
Ce qui me reste de Joseph et Joséphine, c’est une broche rectangulaire. Elle est transparente et, à l’intérieur, il y a une petite photo en noir et blanc de mon grand père, un mini drapeau français et les mots suivants: « J’attends mon mari ».
Aujourd’hui, me reviennent ces mots si vrais de Julius Lester dans Les larmes noires: «L’Histoire, ce n’est pas seulement ce qui s’est passé tel jour à tel endroit. C’est aussi la biographie émotionnelle de ceux à qui l’Histoire s’est imposée avec une cruauté que nous pouvons à peine imaginer.»
Novembre, c’est l’Histoire. Novembre, c’est découvrir le désespoir, l’horreur, la souffrance, la mort ; c’est aussi ceux qui ont dit « non ! » et ont été fusillés pour cela ; c’est l’incompréhension ; ce sont aussi des familles détruites, les médecins dépassés, les deuils infinis, les plaies à jamais ouvertes.
Novembre, c’est aussi les soldats qui reviennent, qui témoignent.
Novembre, c’est aussi la trêve de Noël.
Novembre, c’est apprendre de l’Histoire.
Novembre, c’est se souvenir.
Je porte en moi Joesph et Joséphine. Je porte en moi l’ami allemand et les Blockaus de mon Nord natal. Je porte en moi des histoires.
En novembre, les éclaircies existent aussi parce qu’il y a eu Joseph, Joséphine et l’ami allemand. Et qu’il y en aura d’autres.
Les morts ne mourront pas une deuxième fois.
(Cet article reprend partiellement celui que j’avais écrit en 2010 pour Le Délivré)
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